![]() Chèr·e collègue, Tu arrives dans le monde de l’éducation(1) et tu n’es que joie face à cette perspective. Tu jouis de la satisfaction d’avoir réussi LE concours et tu te plonges avec jubilation dans les lectures professionnelles et la préparation des cours.
Cela est vrai, et les conseils d’enseignant·es aguerri·es ou de formateurs·rices qui fleurissent à l’occasion de la rentrée ne te contredisent pas : comment gérer sa classe, quelle progression pour tel niveau, quels supports, comment travailler en groupe, quelle transposition didactique, quels manuels, quel journal de bord, comment remplir son cahier de texte… ? D’emblée, l’entrée dans le métier, qu’elle soit institutionnelle ou guidée par des pair·es, est dépolitisée, cantonnée à ses aspects techniques, parfois pédagogiques. Et, d’une certaine manière, on ne peut que le déplorer. Évidemment, il n’est pas question de nier l’importance et la pertinence de ces questionnements, qui nourrissent et orientent nos pratiques quotidiennes avec les élèves, mais il me semble qu’ils ne dessinent qu’une vision tronquée de l’enseignement, qui est tellement plus que cela !
Enseigner, c’est politique !De façon consciente ou inconsciente, nous participons à un projet politique en travaillant comme enseignant·es. L’enjeu est de savoir comprendre lequel. Au cours de mes 18 années d’enseignement, je me suis trop souvent aperçue que peu de collègues prennent en compte les enjeux sociaux et politiques présents au quotidien, à l’échelle de la classe, et au-delà. Ces différentes postures ont une origine, individuelle ou socialement construite. Moi-même, comme tant d’autres, j’ai été très vite assommée et d’une certaine manière engourdie, aliénée, par la préparation intensive du concours, puis par les discours de formatage des IUFM/Espé/Inspe ou des inspections et l’accompagnement strictement didactique de mes collègues plus expérimenté·es, et enfin écrasée par la masse de travail pour élaborer mes cours les premières années (3). En bonne élève que j’avais fini par devenir malgré les empêchements sociaux, je me suis laissée séduire par le mythe de la réussite individuelle, du fameux « quand on veut on peut », ou du « il suffit de..., on leur donne tout pour réussir ». Formules que tu entendras encore souvent, même chez les plus ancien·nes... J’étais bien loin de construire, d’imaginer même, une vision globale et critique du système éducatif, de comprendre qu’il était à l’image des carences de la société mais qu’en même temps il pouvait, et heureusement !, constituer un espace de conscientisation et de transformation pour tou·tes, y compris les personnels.
J’aurais aimé que l’on m’aide à prendre conscience qu’enseigner est un tout : des cours à préparer, des élèves, des relations interpersonnelles, mais aussi des choix de constitution de classe, d’options à diffuser dans l’établissement, un travail en équipe élargie... J’aurais aimé saisir plus rapidement l’importance de l’engagement pédagogique et/ou syndical, parce qu’enseigner demande de prendre position pédagogiquement, politiquement et socialement, de ne pas détourner le regard sur ce qui vient de l’extérieur mais imprègne l’école, qu’on le veuille ou non. J’ai enseigné quelques années – trop ! – avant de réaliser que nous ne pouvons pas nous satisfaire de ce qui se passe entre les quatre murs de notre salle de classe, avec les dizaines, voire les centaines d’élèves que nous avons en responsabilité chaque année, que ce qui se passe hors les murs doit faire l’objet de notre attention, de notre regard critique. J’ai réalisé que nous ne devions pas nous contenter de subir les injonctions politico-administratives, et que nous avions au contraire le pouvoir de les orienter, de les subvertir, ou de les combattre.
Il m’a aussi fallu de nombreux échanges, rencontres, lectures, débats et déceptions, parfois même des conflits douloureux, pour m’apercevoir que la gestion des personnels était organisée de manière à enrayer le plus possible toute réflexion critique, toute velléité de rébellion, par un système d’évaluation, de punition ou de récompense très pernicieux pour les personnels, allié à une cadence de travail devenue de plus en plus écrasante, au fil des réformes et des coupes budgétaires. Alors, chèr·e collègue qui arrives, le plaisir d’enseigner, oui, bien sûr et heureusement, mais la vigilance également ! Le mirage de la carotte...Prenons l’exemple des heures supplémentaires et des missions particulières dans les établissements du second degré. Trop d’entre eux/elles s’engouffrent dans le piège des heures supplémentaires qui leur permettent d’augmenter leur niveau de vie quasi instantanément, mais peu envisagent les conséquences à l’échelle de l’institution, à l’échelle collective : diminution des recrutements, augmentation du temps de service obligatoire pour tou·tes, pressions sur les enseignant·es qui refuseraient d’en faire autant, inégalités entre les personnels (les professeur·es des écoles, par leur statut, ne peuvent pas en faire). Ces heures supplémentaires apparaissent même comme une valorisation individuelle, une reconnaissance du travail accompli, comme si les missions quotidiennes n’étaient pas suffisantes.
Il en va de même avec les fameuses « Indemnités pour Missions Particulières » (5) accordées à une pincée d’enseignant·es dans chaque établissement : référent·e culture ou numérique, coordination de discipline, organisation de voyage…, comme s’il fallait structurer les équipes entre celles et ceux qui en font plus, et celles et ceux qui se « contenteraient » de faire… leur travail ! Tout ceci, personne ne t’en parle quand tu débutes ta carrière. Pire, certain·es des collègues qui y trouvent leur compte en terme de salaire et de pseudo-reconnaissance professionnelle se font même les promoteurs·rices de ce système individualiste et inégalitaire, qui introduit la concurrence au sein même des équipes, et encouragent les nouveaux et nouvelles à y participer. On voit bien comment les choix individuels, que, naïvement, l’on voudrait privés, se répercutent sur l’équipe. La réalité du bâton !Tu as sans doute aussi entendu parler du très médiatique #pasdevague de 2018, qui avait mis en lumière la volonté des différents échelons hiérarchiques de l’Éducation nationale de passer sous silence les difficultés rencontrées par les personnels, jusqu’au ministère et son fameux article 1 de la loi « Pour une école de la confiance » (7). Au quotidien, le musellement des personnels prend différentes formes : des pressions hiérarchiques à l’autocensure des collègues craignant pour leurs conditions de travail (emploi du temps, salle, matériel… - ces petits riens qui, pourtant, aident à tenir !). Ne pas se faire remarquer, ne pas contester les injustices envers un·e élève ou un·e collègue, ne pas signer de pétition. Attendre que l’orage passe, que les réformes se tassent, que l’équipe de direction change – ça ira mieux avec le/la prochain·e ! Au mieux en nous lamentant en petits comités, au pire en serrant les dents chacun·e dans notre coin, ou encore en tenant de grands discours politiques dans l’attente de la prochaine échéance électorale, censée tout améliorer.
Ce qu’on valorise aussi dans l’Éducation nationale, de plus en plus, c’est la fragmentation en petites équipes qui se sentent élues, « choyées » pour utiliser un terme entendu cette année : les profs principaux d’un côté, les référent·es numériques de l’autre, celles et ceux qui s’occupent de la culture, de l’orientation… De moins en moins réunie de façon collégiale et élargie (pas seulement entre profs !), l’équipe se dissout en différents paliers décisionnaires dont on exclut trop de personnels… En tant que nouvel·e arrivant·e, tu auras sans doute le « privilège » d’être reçu·e par la direction, en entretien individuel. Pour mieux t’amadouer ou… t’intimider ! Déjà, on t’orientera vers telle équipe adoubée par la direction, et on te mettra en garde contre tel·le collègue. D’aucun·es oseront même te dissuader de fréquenter les syndicalistes, présenté·es comme de dangereux personnages (témoignage d’une collègue cette année !). Ainsi donc, que ce soit du fait des satisfactions ou des peurs individuelles, trop souvent entretenues par les hiérarchies, tout ceci vient fracturer le collectif alors que c’est là le seul recours qui te permettra de te sentir assez fort·e pour exprimer tes désaccords, mettre des limites, défendre les collègues en difficulté, œuvrer pour des changements éducatifs.
La pédagogie, c’est politique !Passons maintenant aux choix pédagogiques qui nous sont laissés, à travers deux exemples élémentaires et concrets, rarement questionnés, et qui engagent pourtant l’établissement dans son ensemble : la constitution des classes et les sorties et voyages scolaires. Toi qui arrives pour ta première rentrée, tu ignores en effet quels choix ont été opérés pour constituer les classes que tu auras en charge... tes premières classes ! Il en va de même pour les sorties et voyages scolaires : évidemment, des choix pédagogiques président à l’organisation de ces moments privilégiés, des collègues donnent de leur temps et de leur énergie, considérables tu le verras, pour mettre en place ces projets qui constituent un aboutissement, une perspective, un bol d’air. Mais alors, faudrait-il pour autant bannir les options ou les voyages « exceptionnels » qui ne concernent qu’une petite portion des élèves ?
Parler, débattre, nous confronter, dans nos singularités, pour agir collectivementMais pour prendre conscience de la portée de nos décisions collectives, des effets délétères du neo-management dans les établissements ou de la perversité des heures supplémentaires, encore faut-il avoir du temps, des espaces et des occasions pour nous rencontrer entre collègues, pour échanger, questionner, débattre, exprimer nos accords comme nos désaccords. Car, lorsque chacun·e décide de privilégier la neutralité, d’adopter la politique de l’autruche, d’étouffer ses opinions sous prétexte d’éviter le conflit, le travail d’équipe ne peut pas fonctionner de manière pérenne, ni s’attaquer à des questions éducatives de fond. Il n’est pas de collectif, semble-t-il, sans acceptation de la conflictualité. Encore faut-il, également, oser aborder la pédagogie autrement que par le seul biais des élèves problématiques, de l’autorité, du choix du manuel scolaire ou de l’application la plus favorable à l’enseignement à distance, parvenir à sortir de l’urgence quotidienne, celle des relations conflictuelles avec les familles, des tensions avec la direction, de l’organisation de devoirs communs. Il n’est pas question d’évacuer ces préoccupations, qui ont leur importance comme je l’ai déjà dit, mais il s’agit d’oser parler politique, réformes, niveaux de vie, inégalités sociales, sexisme, racisme dans l’éducation, vision de l’éducation et, par là, vision de la société. On nous le dit pourtant souvent : enseigner, c’est travailler collectivement. Mais pour qu’un collectif de travail existe, il ne suffit pas d’avoir des classes en commun, de sillonner les mêmes couloirs, de partager la même machine à café. S’ouvrir, se nourrir au contact des autres
Sache que participer à ces réunions est un droit pour tout·e salarié·e, que cela se fait sur ton temps de travail, sans retrait de salaire. C’est lors de ces réunions, entre autres, que tu trouveras des informations précises et concrètes, mais pas seulement sur ta carrière et tes mutations (ne réduisons pas le syndicalisme à du service !) : c’est aussi un espace de critique, d’engagement et de réflexion sur le système éducatif comme sur la société. Là où peuvent se décider les mouvements de résistance contre des réformes inadaptées, là où peuvent se construire des projets visant plus de justice et d’inclusion dans l’établissement, là où les échanges peuvent se faire à bâtons rompus, avec tous les personnels de l’établissement, sans la surveillance des équipes de direction. Là où on te donnera des informations sur tes droits, tous tes droits, sans les manipuler, sans les affaiblir comme peuvent le faire les représentant·es de la hiérarchie. Il existe encore bien d’autres espaces de parole et d’échanges réflexifs et dynamisants : les collectifs (Questions de classe(s), Lettres vives, Aggiornamento, le réseau des Pédagogies radicales, SES&Emancipation, SVT-Egalité...), les associations pédagogiques militantes (Icem-pédagogie Freinet, le GFEN, les Cahiers pédagogiques…).
Telle était donc la contribution que je voulais apporter, de manière dissonante sans doute, aux traditionnels textes d’accueil de nos tant attendu·es nouvelles et nouveaux collègues ! Jacqueline Triguel
Pour aller plus loin, quelques conseils de lecture de nos ami·es :
(1) Bien qu’écrit de mon point de vue de prof de collège, ce texte s’adresse à tous les personnels de l’Éducation nationale : profs, AESH, Atsem, agent·es, AED, personnels administratifs ou de l’équipe médico-sociale, CPE... (2) Trois collègues de Melle, Sylvie, Cécile et Aladin, sont toujours suspendu·es, depuis le mois de mars, pour avoir participé à la contestation des E3C. Plus de précisions ici : https://www.sudeducation79.org/index.php/luttes/repression-a-melle (3) Rappelons-nous des différentes réformes qui ont conduit les professeur·es stagiaires à passer d’un service d’une classe (4-6h) à 18h sans formation, pour revenir à la situation actuelle (mi-temps en établissement, mi-temps en formation), avec des exigences de plus en plus lourdes côté formation. (4) Voir cet inspecteur d’académie qui, sachant la politique du ministre Blanquer dangereuse, attend d’être à la retraite pour le dire… (5) Les indemnités pour Missions Particulières (IMP) sont apparues officiellement dans le 2nd degré en 2015, mais, en réalité, elles existaient déjà par le biais de système de primes, d’enveloppes d’heures accordées selon le bon vouloir des chef·fes d’établissement, pour des missions réelles ou des accointances non moins réelles. (6) Le point d’indice est gelé de manière quasi continue depuis 2010, ce qui provoque une perte de pouvoir d’achat importante pour les personnels de l’éducation. (7) Alors que le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation insiste sur le fait d’« agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques », le projet d’article 1 de la loi « Pour une école de la confiance » du ministre Blanquer était le suivant : « la qualité du service public de l’éducation dépend de la cohésion de la communauté éducative autour de la transmission de connaissances et de valeurs partagées. Cela signifie, pour les personnels, une exemplarité dans l’exercice de leur fonction et, pour les familles, le respect de l’institution scolaire, dans ses principes comme dans son fonctionnement » ; Source image : wikipedia https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Ecole_-_Salle_de_Classe_2.jpg |
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