![]() Pendant le confinement, Blanquer a décrété une opération « Nation apprenante ». Après le déconfinement, voici maintenant les « vacances apprenantes » et les « colonies apprenantes ». Le choix de ce terme n’est pas anodin. On aurait pu attendre « éducative(s) », voire « enseignante(s) » : même l’Institut français de l’éducation (IFE), le 20 mai 2020, introduisait un long article 1 consacré à ce terme en demandant « Nation apprenante, où est passée l’éducation ? ». Pour la plupart des dictionnaires, apprenant-e est en effet un nom commun (désignant en didactique le sujet qui apprend), ou bien le participe présent du verbe apprendre (mais dans ce cas il est invariable), mais pas un adjectif. Dans son emploi adjectival, il s’agit, sinon d’un barbarisme, du moins d’un néologisme apparu dans le langage du management. La première occurrence semble être en 2001 dans le livre du futur spécialiste du « management pédagogique », l’universitaire et ancien recteur Alain Bouvier, intitulé L’établissement scolaire apprenant 2. Organisations apprenantes Une « organisation apprenante » a pour objectif d’impliquer les personnels dans le fonctionnement de l’entreprise ou de l’établissement, les amenant à participer à la définition des objectifs et à développer collectivement les compétences « cognitives, organisationnelles et sociales » correspondantes, dans un souci d’optimisation, ce qui implique flexibilité, adaptation permanente et, partant, polyvalence. Un rapport de France Stratégie 3 explique ainsi : « les salariés sont souvent polyvalents, participent activement à l’élaboration des objectifs avec la hiérarchie, apprennent en continu et disposent d’une forte autonomie », afin d’aider les entreprises qui « cherchent à améliorer leur performance en matière d’innovation ». Mais cette implication des personnels les rend également responsables de leur développement personnel, de leurs réussites ou de leurs échecs mais aussi de celles et ceux de l’entreprise, et, à travers les évaluations mises en oeuvre, induit une individualisation des parcours, et donc du statut : primes et distinctions diverses tendent à se substituer aux déroulements de carrière standardisés régis par la loi ou par les conventions collectives. Et … dans l’éducation ? Au-delà des entreprises, en quelques années sont apparues des « villes apprenantes » (elles ont un réseau mondial Unesco), des « territoires apprenants », des « communautés apprenantes », et voici les premières « académies apprenantes » (Versailles, bientôt Dijon). Dans l’éducation, la remise en mars 2017 à la ministre de l’Education nationale du Rapport sur la recherche et développement de l’éducation tout au long de la vie intitulé Vers une société apprenante, connu comme « Rapport Taddéi », a lancé le mouvement. Ce rapport prône un une nouvelle organisation du développement professionnel « au cœur d’un changement de culture ». Il s’agit de « Mieux former les cadres de l’éducation à la conduite du changement et à la co‐construction avec les équipes », de « Donner l’initiative aux équipes d’établissement pour construire la formation qui répond le mieux à leurs besoins », de « Faire circuler les informations plutôt que faire descendre des injonctions » et de « Faciliter l’émergence de réseaux » avec l’aide d’ « un écosystème numérique pour apprendre, progresser et partager ». Et pour qui se laisserait séduire par certains intitulés (« mieux former », « donner l’initiative »), le rapport prend soin de lever le doute : ce qu’il recommande, c’est de « Reconnaître l’excellence pédagogique dans le déroulement des carrières », et d’impliquer les personnels eux-mêmes dans cette distinction des « excellents » : « Fonder l’évaluation sur une analyse partagée ». La même année, Alain Bouvier défend la même logique, mais centrée sur les aspects pédagogiques, dans son livre Pour le management pédagogique : un socle indispensable 4 . Il y explique (page 186) que « pour devenir apprenant, un établissement doit se focaliser sur ses processus et leurs résultats : repérage, description, formalisation, évaluation, régulation suivi ». Quant à l‘enseignement lui-même, tout en entendant « favoriser et encourager la mixité sociale », il préconise (page 377) d’ « individualiser l’enseignement et les apprentissages des élèves, notamment en travaillant sur leurs parcours et les ressources dont ils disposent ». Encore est-on là dans le cadre de l’établissement scolaire, même si déjà, dans ses « dix principes pour une réforme », perce un autre cadre : « imaginer et mettre en place de nouvelles formes de gouvernance territoriale avec toutes les parties prenantes et les nombreux partenaires de l’Ecole ». « Vacances apprenantes » Avec la « nation apprenante » et les « vacances apprenantes » de Blanquer, c’est clairement cet autre cadre qui est mis en avant. Lorsque la nécessité de fermeture d’écoles ou d’établissements commence à se faire sentir, c’est d’abord la « continuité pédagogique » qui est le maitre mot : « La continuité pédagogique doit permettre de maintenir un lien entre l’élève concerné et ses professeurs et camarades. » 5 Avec l’aide du service public du CNED, « les professeurs accompagnent leurs élèves pendant toute la période de fermeture […] en leur adressant supports de cours et exercices », l’objectif étant « que les élèves poursuivent des activités scolaires leur permettant de progresser ». 6 Mais très vite, le 18 mars, arrive la « nation apprenante », et déjà à ce stade le cadre de l’école est dépassé puisque des ressources sont fournies par les médias audiovisuels et la presse écrite, c’est-à-dire, pour un grand nombre, des entreprises privées, de PlayBac Presse (qui se donne pour mission de « changer l’éducation de nos enfants ») à Bayard Jeunesse en passant par RTL, la presse locale ou la « chaine éphémère » #ALaMaison du groupe Mediawan. 7 Les « nombreux partenaires de l’école » sont déjà là, et insérés dans la « nouvelle forme de gouvernance territoriale » chère à Bouvier. Enseigner n’est plus l’affaire des professeurs, mais de toutes sortes de partenaires qui apportent directement chacun-e son « initiative » à la Nation apprenante. Avec les « vacances apprenantes » et les « colonies apprenantes », le cadre explose carrément. Pour accueillir pendant les vacances des élèves (essentiellement ceux des établissements classés REP) existaient déjà (depuis 1991 !) les « écoles ouvertes » ; dans la communication ministérielle, l’école a disparu de l’intitulé principal, remplacée par les vacances, dont elle n’est plus qu’un élément. Parallèlement, alors que les colonies ont toujours eu une fonction éducative, les voilà qui deviennent « apprenantes », et on sait que le choix des mots n’est jamais sans importance. D’autre part, les savoirs scolaires occupant une place importante dans ces « vacances apprenantes », puisque les matinées seront consacrées à des « activités visant à renforcer les compétences scolaires des élèves, notamment dans l’acquisition des savoirs fondamentaux », il est intéressant de constater que, alors que l’école ouverte accueillait quelques dizaines de milliers d’élèves (86 593 en 2015), Blanquer annonce « des vacances apprenantes pour un million d’élèves » : le public visé n’est pas le même, l’objectif non plus. Il s’agit, dans une opération qui se veut de grande envergure, d’enseigner les « savoirs fondamentaux » mais sans l’école. Et même sans les enseignant-e-s. La liste 8 des « intervenants et encadrants » possibles est de ce point de vue révélatrice. « Le dispositif École ouverte repose sur un engagement volontaire des personnels. […] l’ensemble des personnels de l’éducation nationale et de la jeunesse qui souhaitent apporter leurs compétences dans ce cadre doivent pouvoir participer au dispositif. » Mais à côté de ces personnels, « d’autres personnels ou acteurs peuvent par ailleurs être mobilisés en tant qu’intervenants ou encadrants […] toute personne majeure susceptible d’apporter un concours éducatif : membres d’associations, étudiants, parents d’élèves, personnes ressources dans divers domaines ». Et il est aussi prévu de « se tourner vers la réserve citoyenne de l’Éducation nationale et les jeunes en service civique ». Changement de paradigme L’épidémie aura ainsi permis au ministère de remplacer, en exploitant le dévouement des personnels, le service public d’éducation par une « organisation apprenante », c’est-à-dire une organisation à laquelle tout un chacun, « toute personne majeure », peut participer sur la base du volontariat et en dehors des règles et statuts habituels, et destinée à des élèves eux aussi volontaires. Après « Nation apprenante », l’opération « vacances apprenantes » est évidemment limitée à cet été, mais constitue aussi un banc d’essai pour la mise en œuvre d’une transformation fondamentale du système éducatif correspondant aux vœux de l’idéologie néolibérale. Cela donne la mesure des résistances qu’il faudra déployer contre la déstructuration programmée du service public. Notes 1 Message |
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