Contre une réduction de la pédagogie à un scientisme positiviste





![]() « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » Plus que jamais, nous avons besoin, face aux tentations de réduction positiviste, d’une théorie critique en éducation. En effet, la théorie critique, telle qu’elle a été théorisée par l’Ecole de Francfort, consiste à refuser d’évacuer la réflexion sur les finalités axiologiques de la connaissance scientifique. En effet, l’éducation ne se réduit pas à un ensemble de techniques pédagogiques. L’éducation met en œuvre des visions anthropologiques et politiques qui orientent les pratiques pédagogiques. Ce qu’effectue l’approche positiviste consiste à évacuer la réflexion sur les finalités axiologiques de la pédagogie. En externalisant les questions axiologiques, l’approche positiviste conduit à invisibiliser la discussion sur les fins, mais surtout à invisibiliser le fait que celles-ci ne font pas consensus. La théorie critique se donne pour objectif de dévoiler ce qui est masqué par l’approche positiviste, à savoir les controverses axiologiques en éducation. I- Réflexions sur les principes généraux 1. La pédagogie critique : une théorie critique en éducation La pédagogie critique, issue de l’oeuvre du brésilien Paulo Freire, s’inscrit dans la continuité de la théorie critique de l’Ecole de Francfort. La théorie critique s’oppose à la théorie traditionnelle – au positivisme – (Horkheimer) dans la mesure où elle ne se contente pas de laisser place à des intérêts techniques de connaissance, comme l’explique Jurgen Habermas dans Intérêt et Connaissance, mais également à des intérêts émancipatoires. 2. L’essence de la pédagogie n’est pas la technique artisanale Il existe deux conceptions qui tendent à réduire la pédagogie à des intérêts techniques sans prendre en considération la question de sa finalité émancipatrice : la pédagogie comme artisanat et la pédagogie comme science appliquée. 3. L’essence de la pédagogie ne relève pas de la technoscience Certains tendent à réduire la pédagogie a une simple application des sciences. La pédagogie relèverait ainsi de la technoscience : elle serait une application technique des sciences. Elle ne relèverait pas de l’empirisme de l’artisanat, mais de la rationalité calculante. Ce que l’Ecole de Francfort a appelé la domination de la raison instrumentale. 4. Contre la soumission à l’autorité, la valorisation de l’insoumission intellectuelle Certains tendent à penser que la grande opposition qui structure l’éducation serait entre une éducation qui promeut un curriculum caché individualiste et une autre conception de l’éducation qui promeut la coopération. Certains voient ainsi dans la promotion de la coopération, un vecteur de lutte contre le néo-libéralisme. Mais une telle thèse est discutable, en effet, le néolibéralisme valorise comme soft-skill et compétence du XXIe siècle, la collaboration. C’est d’ailleurs ce que défend l’OCDE. L’association qui est faite entre individualisme et capitalisme n’est que contextuelle et non pas structurelle. Le développement du capitalisme en Asie – au Japon ou en Corée du Sud – s’est appuyé sur les valeurs de coopération promues dans les sociétés traditionnelles organiscistes. Si on analyse l’histoire éducative et politique du XXe siècle, on observe une autre opposition bien plus structurante au sein des valeurs que doit promouvoir l’éducation : le respect de l’ordre et de l’autorité ou au contraire l’esprit d’insoumission à l’autorité. Les programmes éducatifs qui ont été défendus par les organisations fascistes et d’extrême-droite ont valorisé dans leurs conceptions : l’ordre, la discipline et l’autorité. Cette valorisation est nécessaire à la formation de soldats dans une perspective belliciste. Mais, elle est également indispensable dans un régime politique qui promeut la soumission inconditionnelle à un chef charismatique. Là encore, les travaux menés par l’Ecole de Francfort sont éclairants lorsque l’on se réfère à l’étude menée par Adorno sur la personnalité autoritaire. Il établit un lien entre un type de personnalité valorisant la soumission à l’autorité et l’ordre et l’adhésion à des idées d’extrême droites peu tolérantes à l’égard des minorités considérées comme déviantes. L’étude sur la personnalité autoritaire interroge la place que l’éducation a pu tenir dans l’émergence d’une telle personnalité. Ce questionnement sur la soumission à l’autorité et son rôle dans l’avènement des régimes totalitaires a été également au coeur de la psychologie sociale de Milgram. Son expérience met en lumière la tendance des individus à se déresponsabiliser de leurs choix moraux et à s’en remettre à une autorité qui semble avoir les caractéristiques de l’autorité scientifique légitime. Néanmoins, on peut objecter que tout respect de l’autorité ne peut pas être refusé. C’est l’objection que faisait par exemple Engels à Bakounine. Néanmoins, ce que répond Bakounine, dans Dieu et l’État, c’est que s’il reconnaît l’autorité de compétence du scientifique, il refuse de s’en remettre aveuglement à l’avis d’un seul spécialiste sans, par la confrontation entre plusieurs avis, faire intervenir son discernement critique. Ici la réflexion conceptuelle philosophique peut nous aider à distinguer entre deux attitudes : le respect de l’autorité et la soumission à l’autorité. S’il est besoin sans doute que l’autorité de l’enseignant-e soit respectée, elle ne doit pas se transformer en soumission à l’autorité. L’enseignant-e doit accepter de s’engager dans un processus de recherche critique où il accepte de répondre aux objections intellectuelles qui lui sont faites. Sinon, le respect du à l’autorité sert à masquer l’incompétence de l’enseignant-e, soit se transforme en dogmatisme. Cette dimension selon laquelle l’éducation doit combattre la soumission aveugle à l’autorité a été le fondement de la pédagogie libertaire entendue comme pédagogie anti-autoritaire. Cette finalité de l’éducation comme entraînement à l’insoumission à l’autorité est mise également en avant par Paulo Freire : « Dans sa pratique enseignante, l’éducateur démocrate ne peut nier son devoir de renforcer la capacité critique de l’apprenant, sa curiosité et son insoumission » (Pédagogie de l’autonomie). 5. Contre le conformisme de groupe : tolérance à la déviance des minorités et lutte contre les discriminations Il n’est pas en outre possible de séparer la tendance à la soumission à l’autorité d’une autre tendance de la psychologie sociale, le conformisme de groupe. Salmon Asch s’est également intéressé au rôle qu’à pu jouer le conformisme de groupe dans la constitution de régimes de masse totalitaires. Le corollaire du conformisme de groupe est l’absence de tolérance face à la déviance des minorités. Il est nécessaire de bien comprendre que soumission à l’autorité, conformisme de groupe et intolérance à la déviance minoritaire sont liées. 6. De la lutte contre les discriminations à la lutte contre les inégalités sociales Certains argumentent (voir Beitone et Hemdane) que la lutte contre les discriminations s’effectue au détriment de la lutte pour l’égalité, et en particulier l’égalité sociale. Il est possible de considérer que la lutte contre les discriminations intervient pour élargir la lutte contre les injustices sociales en ne la limitant pas à la question des classes sociales, mais également en impliquant d’autres dimensions sociales : comme l’égalité homme/femme, le racisme, le handicap, les discriminations de genre… De fait, la lutte contre les discriminations ne vise pas à défendre uniquement les minorités, mais à lutter pour les droits de tous les groupes socialement minorés. Ainsi, par exemple les femmes ne sont pas une minorité numérique, mais une majorité numérique. De même, la lutte contre les discriminations à l’égard des femmes conduit aux luttes contre les inégalités salariales. Ainsi, il est discutable de considérer que la lutte contre les discriminations est antinomique avec la lutte pour l’égalité sociale. 7. Le dialogisme : projet politique démocratique et anthropologie morale Si, comme cela a été défendu précédemment, on admet que l’essence de la pédagogie n’est pas technique, alors se pose la question de savoir ce qu’est la pédagogie. La pédagogie est une pratique qui est indissociable d’une philosophie morale et politique. Elle relève donc de ce que Paulo Freire appelle une praxis : une réflexion-action. Il est alors possible de se demander quel type de pratiques humaines peuvent combiner à la fois l’action et la réflexion. 8. Le développement de la conscience critique La finalité de la pratique dialogique, comme l’explique Paulo Freire, est le développement de la conscience critique. Celle-ci n’est pas réductible à une conscience cognitive technique comme le pensent les tenants du critical thinking. Car développer une conscience critique implique la prise en compte de la conscience morale. En effet, comme on l’a vu en ce qui concerne la soumission à l’autorité, celle-ci se pose lorsqu’il y a conflit entre la conscience morale de l’individu et l’autorité légale. Il ne s’agit pas de considérer que l’on peut former l’esprit critique sans connaissances et sans compétences rationnelles, mais que la formation de l’esprit critique ne se réduit pas à cela, car elle relève d’une capacité au jugement ethico-politique. 9. Le renforcement du pouvoir d’agir Mais le développement de la conscience critique n’est pas la finalité ultime que propose Paulo Freire à l’éducation. Elle vise également à développer les capacités d’engagement pour la justice sociale des apprenants. C’est en particulier le dramaturge Augusto Boal qui à travers le théâtre de l’Opprimé s’est interrogé sur la manière dont l’éducation pouvait aller au-delà du développement de la conscience critique pour favoriser une capacité à agir pour la justice sociale. 10. L’éthique de l’enseignant-e Qu’est-ce que dès lors enseigner ? Enseigner ne se limite pas à transférer des connaissances et à entraîner à des habilités techniques. Enseigner implique également une visée éducative morale. Cette visée morale doit être défendue comme une conséquence de la réflexion sur l’histoire du XXe siècle et de la place qui y ont tenu les totalitarismes de masse. La finalité de l’enseignement est indissociable d’une réflexion sur ce qu’est une éducation qui vise à former un-e citoyen-ne dans une démocratie sociale. 2 Messages |