"Dialogues de pédagogie critique : 2-Parler de l’actualité et des questions socialement vives avec les élève




![]() Ces dialogues visent à éclairer des difficultés concrètes que peuvent se poser les personnes qui souhaitent se lancer dans la pédagogie critique. Touraj est professeur d’histoire-géographie en collège et Irène travaille sur l’oeuvre de pédagogue Paulo Freire. Touraj : J’aimerais relater mon expérience récente concernant deux évènements d’actualité qui ont suscité l’attention de mes élèves. Au mois de janvier, mes élèves ont été nombreux à me demander : “Monsieur, c’est vrai qu’il va y avoir une Troisième Guerre Mondiale ?” Cette information circulait avec vigueur sur les réseaux sociaux, suite à l’assassinat du général iranien Soleimani par l’armée américaine en Irak. Bien que n’étant pas au programme officiel, je ne pouvais pas laisser de côté cette inquiétude, car le rôle de l’enseignant (notamment en Histoire-Géographie) est également de donner sens au débat public et d’apporter des faits. J’ai improvisé une mini-séance sous forme de cours dialogué sur l’histoire des antagonismes entre ces deux Etats en émettant plusieurs hypothèses pour l’avenir, en me basant à la fois sur la presse (française), la science (géopolitique) et ma propre intuition (basée sur une réflexion sur le temps long). Mes origines iraniennes, mon vécu aux Etats-Unis et l’étude de cette question pendant mes études faisaient que je me sentais légitime pour évoquer cette question sans préparation. Pour ce faire, il a fallu que je conscientise ouvertement ma propre histoire auprès des élèves. Cela m’a permis d’accrocher les élèves et de paraître crédible. Cette crédibilité me paraissait essentielle car l’objectif de la séance était tout de même de rassurer les élèves en leur présentant le cours des évènements et le fonctionnement des relations internationales. Ce cours improvisé a également été l’occasion de déconstruire certaines fake news tout en éveillant la curiosité des élèves à propos d’un pays qui leur était inconnu. Hélas, tout n’est pas parfait : nombre d’entre eux n’avaient pas assez d’éléments pour réellement débattre. Cette capacité à improviser n’est pas toujours possible et n’est certainement pas souhaitable lorsqu’on ne maîtrise pas une question socialement vive. Autre question brûlante apparue au mois de janvier via les réseaux sociaux : le coronavirus. Dans un premier temps, comme beaucoup d’autres collègues j’ai balayé l’inquiétude tout en avouant ne pas avoir le bagage de savoirs nécessaires pour traiter cette question. Deux semaines plus tard, j’ai décidé de faire des recherches en profondeur pour pouvoir évoquer cette problématique avec relative certitude. J’ai opté pour un cours dialogué de nouveau, pour que les élèves puissent s’exprimer. J’ai ancré la séance autour de la question de la mondialisation (fil conducteur du programme de 4ème en géographie), en commençant par un bref résumé des épidémies dans l’histoire. Les élèves ont d’abord listé les faits, puis au tableau rempli les causes : tourisme et commerce mondialisé, destruction des habitats naturels des animaux, consommation de viande. Enfin, les conséquences : négatives d’abord ; les morts, la méfiance (racisme anti-chinois ?), la vulnérabilité de certains, des difficultés économiques… puis positives ; la solidarité et des liens (re)tissés, la baisse de la pollution, la relocalisation potentielle des économies… Grâce à un sujet précis, le coronavirus, j’ai pu montrer l’imbrication de très nombreuses problématiques sociales, et ce à l’échelle mondiale. Dans certaines matières comme la mienne, il est possible de relier l’actualité et de nombreuses questions sociales au cours. Chose nécessaire pour montrer aux élèves l’intérêt de la matière et de l’éveil citoyen. Irène : Traiter des questions citoyennes, des enjeux démocratiques, sociaux et environnementaux des questions socialement vives, de l’actualité… sont des sujets de prédilection des pédagogues critiques. Touraj : Une fois ma confusion sur certains éléments dissipés, j’ai pu mieux comprendre le processus de conscientisation. Je vais essayer d’élucider ce que j’en ai compris et en quoi elle peut être utile lorsqu’on traite des questions d’actualité. J’utilise un exemple très précis d’une question essentielle qui a connu un fort regain d’attention dans l’actualité des deux dernières années : celle des discriminations de genre. En traitant de questions de société, il s’agit non pas juste de prendre conscience de certains rapports sociaux (exemple : de savoir qu’il existe des inégalités homme-femme ou des discriminations de genre), mais de conscientiser ou “approfondir cette prise de conscience” selon Paulo Freire. Pour cela, il faut : 2) Penser des manières d’agir : par exemple en évoquant l’actualité avec le développement du mouvement #metoo, on pourrait étudier la sortie d’Adèle Haenel aux Césars ou la lettre poignante de Virginie Despentes dans Libération sur les rouages du pouvoir d’une perspective intersectionnelle. Pour conscientiser davantage, on pourrait ensuite comparer ces moyens d’action très médiatisés de deux femmes blanches plutôt aisées à ceux d’autres secteurs en lutte, moins médiatisés : les grèves récentes des agents d’entretien ou des AESH / AVS, métiers majoritairement féminins, ou encore la lutte contre la loi visant à empêcher les femmes voilées d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire. Ces exemples montrent aux élèves comment les gens peuvent agir en fonction de leur vécu, mais aussi en quoi ils sont capables d’influencer le débat par leurs actions. Comme l’explique très bien Merardo Arriola-Socol, pour qu’un élève devienne sujet, c’est-à-dire qu’il ait les outils pour connaître le monde et le transformer, il faut que cela se réalise chez des personnes concrètes situées dans le temps et dans l’espace, dans des contextes socio-économiques, politiques et culturels bien concrets. Les enseignants (notamment en Histoire-Géographie) sont donc parfaitement dans leur rôle apportant des éléments de contexte. Libre à chaque enseignant.e de fixer des priorités, poursuivre ses centres d’intérêt et se construire une expertise pour aider les élèves à conscientiser en trouvant des ponts avec les programmes qu’ils / elles enseignent. Au lieu d’enseigner un esprit critique dont je dispose en tant qu’enseignant, je suis convaincu de la nécessité de faire vivre les débats aux élèves afin qu’ils puissent se faire leurs propres avis. Il pourrait donc être intéressant de laisser les élèves exprimer leurs préjugés sur une question dans un premier temps. Il doit être explicité qu’il est interdit de s’attaquer à des individus ou de diffamer et que l’objectif final est d’arriver à une compréhension mutuelle qui soit respectueuse de chacun.e. L’enseignant.e est présent pendant le débat pour rappeler les enjeux éthiques et légaux de telle ou telle question : par exemple qu’il est peu respectueux des victimes de continuer à soutenir un pédophile condamné (Roman Polanski) ou qu’il est illégal de discriminer. Les enseignants sont encouragés à se former depuis les attentats de Charlie Hebdo à se former sur les questions d’actualité. Je pense que ce besoin doit s’étendre à l’ensemble des évènements d’actualité, qui trouvent facilement une résonance dans diverses matières scolaires. En terme de méthodes, les activités en classe peuvent revêtir plusieurs formes : des enquêtes sociales (y compris dans les familles), la participation des élèves à la vie associative dans leur environnement proche, la clarification de valeurs (que je ne connaissais pas du tout), le théâtre de l’opprimé, le jeu de rôle, la démarche prospective, des débats, mais aussi des cours dialogués ou de simples travaux sur documents si l’enseignant.e fait l’effort de rechercher des informations d’actualité bien sourcées qui parlent au vécu des élèves… En Histoire, de nombreuses ressources ont été conçues par le GFEN et le collectif Aggiornamiento. Pour les pédagogies féministes sur lesquelles je me suis concentré dans ce propos, je ne suis certainement pas le mieux placé : le groupe Traces propose de nombreuses pistes dans le livre Les Pédagogies Critiques tout comme l’Education Nationale sur son site interactif Matilda. Irène : Oui, il y a souvent une mauvaise compréhension du terme de « conscientisation » tel qu’il est utilisé par Paulo Freire. Il a été tellement galvaudé que lui même a rechigné à continuer à l’utiliser. Touraj : C’est intéressant que tu soulèves cet exemple des tâches ménagères que j’utilise souvent avec des élèves de 6ème, car c’est très concret et proche de leur quotidien. Or plutôt que de chercher des statistiques à grande échelle, je me base généralement sur la classe en elle-même. Cela porte le risque de manquer de rigueur et d’être perçu comme de la démagogie par certains. Si j’opère ainsi, c’est moins par conviction et plus parce que le sujet est évoqué spontanément. Pour cet article j’ai donc rajouté les données scientifiques qui peuvent être évoquées en classe. D’après une étude de l’IPSOS de 2018 sur le partage des tâches ménagères en France :
Les quelques fois où j’ai évoqué ce sujet, j’ai commencé par dire “N’avez-vous jamais remarqué que ce sont presque toujours les mères et les soeurs qui nettoient la maison ?” afin de susciter des réactions. Lorsqu’un.e élève répond "non, c’est mon frère, mon père, moi qui nettoie" je réplique "chez qui d’autre est-ce que les hommes s’en chargent ?” en réponse de quoi seules quelques mains sont levées. Cela provoque des discussions intéressantes entre élèves. D’après notre petite enquête spontanée, dans une très grande majorité des familles de la classe, le nettoyage incombe aux femmes. Sans aller dans les détails, j’évoque la notion de charge mentale : si les femmes ne réalisent pas ces tâches, on peut imaginer que personne ne le fera jusqu’à ce que ce ne soit plus possible de faire autrement. La prise de conscience est opérée, mais il faut maintenant passer à l’action. Je rajoute qu’on peut aussi faire autrement et que c’est à chacun d’en prendre l’initiative et d’en discuter avec ses proches. En exemple je leur explique que chez moi, je fais la vaisselle et ma compagne fait le bricolage. Et que quand j’avais leur âge c’était toujours ma mère qui faisait toutes les tâches ménagères et qu’aujourd’hui ma compagne et moi continuons toujours de discuter de ce sujet car les choses ne sont pas toujours équitables. Tout cela provoque quelques interrogations et rires mais a vocation de marquer les esprits. Ce dialogue en classe montre l’importance de son propre processus de conscientisation, qui peut servir de force d’exemple aux autres élèves. Ils perçoivent que les choses ne sont pas figées et qu’ils peuvent être acteurs d’un avenir distinct. Il faut insister sur le fait que c’est un travail de long terme qu’il faut opérer au quotidien, tout en dédramatisant les inégalités en révélant que c’est systémique et non pas de la “faute à quelqu’un” en particulier. C’est d’ailleurs, selon moi, un travail essentiel à faire avec les jeunes dans la mesure où on remarque ces dernières années que l’ouverture du dialogue sur ces questions a provoqué un fort repli et un discours de victimisation de la part des dominants (notamment à l’extrême-droite). Des élèves éveillés aux inégalités systémiques seront beaucoup moins sensibles à ce type de discours obscurantistes. Irène : En définitif, notre dialogue a beaucoup tourné autour de l’exemple du sexisme et de la pédagogie critique féministe. C’est vrai que les revendications féministes sont devenues des questions socialement vives avec la médiatisation du mouvement #MeToo ou encore des campagnes contre les féminicides par exemple. On constate également qu’avec la grève sur le climat, d’autres thématiques des pédagogies critiques, là en l’occurrence relative à l’écopédagogie, ont également trouvé une actualité auprès des jeunes. De manière générale, le rôle des pédagogies critiques n’est pas seulement d’aider à une conscientisation sur ces questions, mais également de montrer comment les différentes oppressions sont interconnectées. Pour Paulo Freire, l’oppression consiste dans la réification. Cela se produit lorsque l’on réduit une personne à un objet. Le capitalisme réduit les êtres humains à n’être plus que des instruments pour produire du profit. Le sexisme réduit les femmes à n’être que des objets de désirs sexuels. Paulo Freire, reprend d’Erich Fromm, l’idée selon laquelle les oppresseurs sont animés, du fait de cette tendance à tout réduire à des objets exploitables, d’une pulsion nécrophile. Cela signifie que l’accumulation de pouvoir et de richesse, par la réification, conduit à détruire la vie humaine comme la nature. |