Les dialogues de pédagogies radicales : L’éducation à la citoyenneté radicale




![]() Les dialogues de pédagogies radicales présentent sous la forme de dialogue une thématique des pédagogies critiques. L’éducation a la citoyenneté radicale renvoie à l’émergence d’une nouvelle forme de citoyenneté chez les jeunes que la pédagogie radicale1 permet de mettre en valeur. Ce dialogue entend renouer le lien entre la philosophie de l’éducation et la philosophique politique à travers les questions : Qu’est-ce que l’éducation à la citoyenneté ? Qu’est-ce qu’un citoyen ou une citoyenne ? 1. Education à la citoyenneté et finalités de l’école Demande : Qu’est-ce que la citoyenneté radicale ? Réponse : La notion de citoyenneté radicale désigne un type de citoyenneté qui peut être décrit à partir de l’engagement dans les mouvements sociaux progressistes. On peut en effet voir le militantisme, comme le philosophe Stephen Darcy2, comme « une vertu civique ». Sur le plan empirique, il est possible de décrire la citoyenneté radicale à partir de l’engagement de la jeunesse dans des mouvements écologistes (« grève contre le climat »), féministes (« collectifs nous toutes ») ou encore participation aux mouvements lycéens contre Parcoursup ou la réforme du lycée. D : On peut considérer que l’école s’est donnée traditionnellement comme mission de former des citoyens, même si peut-être ce n’était pas les citoyens « radicaux ». R : En fait, c’est plus compliqué. Déjà, on ne peut pas dire que pour tous les philosophes de l’éducation, l’école devrait avoir pour objectif de former des citoyens. Mais en outre, les philosophes de l’éducation peuvent considérer que l’éducation et donc l’école n’a pas pour objectif de former des citoyens. D : Peut-on revenir sur l’éducation à la citoyenneté républicaine sur un plan philosophique ? R : Comme cela a été dit précédemment, cette conception du citoyen peut être renvoyée à Rousseau. Sur le plan de l’éducation morale, la figure philosophique qui est mobilisée c’est Kant. Chez ces deux penseurs, l’on retrouve une certaine conception de l’autonomie comme obéissance à une règle que l’on s’est prescrite soi-même. De fait, l’éducation morale vise d’abord, dans ce modèle, comme l’a souligné Durkheim, l’intériorisation de la discipline nécessaire à l’obéissance à la loi. Etre un citoyen, c’est d’abord apprendre qu’il faut obéir à la loi républicaine. Ce modèle d’éducation citoyenne, fondée sur l’obéissance à la loi, va néanmoins être nuancée après la 2e Guerre mondiale. Le citoyen doit apprendre qu’il faut obéir à la loi, mais que parfois, dans des cas très rares cependant, il peut être légitime d’y désobéir. Cela dit, la thématique de la « désobéissance civile » vient plutôt de la philosophie libérale, comme chez Locke ou plus récemment Rawls, que de la tradition républicaine. D : Sur le plan de la moralité, comment peut-on caractériser le modèle de l’entrepreneur ? R : Il faut comprendre que le modèle de l’entrepreneur n’est pas réservé uniquement à ceux ou celles qui se destinent à devenir chef d’entreprise, à monter des start-up, à devenir auto-entrepreneur… Le modèle de l’entrepreneur devient, comme l’a mis en lumière le philosophe Michel Foucault, un rapport de soi à soi qui est exigé de tout le monde. Chacun est sommé de devenir entrepreneur de soi-même. On peut considérer que sur le plan de l’éducation morale, le modèle entrepreneurial prône une éthique utilitariste. Il y a effectivement une structure commune, comme l’ont souligné les travaux du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), entre le libéralisme économique et l’utilitarisme en éthique. Une des formes d’éducation morale qui peut correspondre à ce modèle, c’est par exemple l’altruisme efficace, défendu par le philosophe utilitariste Peter Singer. 2. L’école et la question des « éducations à… » D : Il y a une thèse assez classique dans la philosophie de l’éducation que l’on trouver par exemple chez Condorcet. C’est que l’école devrait se limiter à l’instruction, c’est-à-dire à la transmission de contenus, et ne devrait pas viser l’éducation. Celle-ci au contraire serait le domaine des familles. Confier à l’école publique, et donc à l’État, l’éducation ce serait risquer une forme d’endoctrinement des populations. Comment se situe l’éducation à la citoyenneté radicale face à cette thèse ? R : Déjà, il faut remarquer que ce problème n’est pas propre à la citoyenneté radicale, mais constitue également un problème pour le modèle de la citoyenneté républicaine. D’ailleurs, l’Education nationale ne s’appelle plus Ministère de l’Instruction nationale. D : Justement, est-ce que l’éducation à la citoyenneté telle qu’elle est envisagée dans l’éducation à la citoyenneté républicaine et telle qu’elle est envisagée dans l’éducation à la citoyenneté radicale sont équivalentes ? En effet, on peut se demander si l’éducation à la citoyenneté radiale n’est pas moins susceptible de faire consensus ? En définitive, est-ce qu’elle n’est pas trop partisane ? R : En réalité, l’éducation à la citoyenneté radicale ne se fonde pas sur les opinions politiques individuelles de l’enseignant- ce qui serait par ailleurs en France, une atteinte à l’obligation de neutralité des enseignants. D : Mais ne peut-on pas objecter comme l’a fait Alain Beitone que les « éducations à » sont incapables en réalité d’aider à la formation du ou de la citoyenne car ces éducations ne se fondent pas sur des savoirs scientifiques, mais en réalité sur des valeurs. De ce fait, le seul moyen de former véritablement l’esprit critique des futur-e-s citoyen/nes, ce serait de les former aux disciplines scientifiques. Parmi « les éducations à », on peut citer : l’éducation à la citoyenneté, aux droits, à l’égalité, au développement durable, à la sexualité, mais également à l’entrepreneuriat. R : Comme cela a été dit précédemment, l’éducation à la citoyenneté radicale ne se fonde pas sur des opinions politiques ou morales, mais sur un ensemble de conventions juridiques du droit positif. De ce fait, l’éducation aux droits humains constitue une dimension importante de l’éducation à la citoyenneté radicale. D : Mais tout de même il y a quelque chose qui n’est pas bien clair… Si les pédagogues critiques ne sont pas neutres, et si en plus ils ont un projet que Paulo Freire qualifie lui-même de « politisation » de l’enseignement, alors est-ce que cela ne conduit pas à l’endoctrinement des élèves ? R : C’est effectivement ce que pense l’extrême-droite au Brésil. Mais paradoxalement, la pédagogie critique de Paulo Freire prospère très bien dans les facs libérales aux Etats-Unis. 3. L’éducation à la citoyenneté et la pédagogie de projet D : Il y a une objection que l’on peut faire à l’éducation à la citoyenneté radicale qui expliquerait la confusion avec la pédagogie entrepreneuriale, c’est le recours à la pédagogie de projet. En effet, est-ce qu’il n’y a pas une conception commune dans les deux cas qui consiste à vouloir développer les capacités d’action des élèves. Dans l’école traditionnelle, l’instruction se situe dans l’ordre de la théorie (contemplative). Or la pédagogie entrepreneuriale et la pédagogie radicale visent au contraire à développer les capacités d’agir, d’entreprendre. R : C’est bien sur cette base par exemple que les tenants de l’innovation sociale veulent assimiler les deux. L’activiste serait un ou une entrepreneuse. La différence c’est que l’activiste entreprend des mouvements sociaux tandis que l’entrepreneur social crée une entreprise. Cependant, les deux viseraient la justice sociale. Néanmoins peut-on être d’accord avec une telle assimilation ? D : Soit, mais à l’inverse, est-ce que les tenants de la logique économique libérale ne peuvent pas reprocher à l’éducation à la citoyenneté radicale d’être irresponsable. En effet, est-ce que l’école ne devrait pas avoir pour but de former en premier lieu des personnes qui peuvent trouver un emploi sur le marché du travail ? R : Il paraît au contraire important de ne pas réduire l’éducation à la formation professionnelle. En effet, l’éducation à la citoyenneté est nécessaire car il peut y avoir une contradiction entre être un ou une citoyenne et être un ou une employée. Un exemple qui l’illustre très bien dans nos démocraties contemporaines, c’est la figure du lanceur ou de la lanceuse d’alerte. Il s’agit en effet d’un ou une salariée, qui au nom de sa conscience citoyenne, dénonce une injustice commise par l’entreprise qui l’emploie au nom de l’intérêt général. Il est donc de ce fait important que l’école ne réduise pas sa mission à l’instruction et à la formation professionnelle, mais qu’elle intègre une éducation à la citoyenneté qui permet une distance critique relativement à l’assujettissement salarial. D : Comme on l’a vu précédemment très brièvement, les pédagogues critiques semblent marquer une méfiance par rapport aux pédagogies alternatives, en particulier dans leurs relations avec le néolibéralisme. Est-ce qu’on peut revenir sur ce point ? R : Les pédagogies critiques considèrent effectivement qu’il y une relation souterraine entre le néolibéralisme et les pédagogies alternatives à travers ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont appelé la « critique artiste ». Le management néolibéral a récupéré des dimensions de la critique artiste qui sert de fondement aux pédagogies alternatives. Ces valeurs sont en particulier présentes dans les nouvelles classes moyennes intellectuelles. Les pédagogies alternatives, comme le néolibéralisme, reposent sur une anthropologie individualiste, et non pas sociale et relationnelle. D : En quoi consiste concrètement l’éducation à la citoyenneté radicale dans le cas de la pédagogie critique ? R : Il ne s’agit pas de rentrer ici dans les détails6. Mais de rappeler deux dimensions importantes. La première, c’est la conscientisation. Celle ci ne désigne pas une simple prise de conscience, mais le développement de la conscience sociale critique. Cela signifie une montée en généralité vers les origines systémiques des situations d’injustice. La deuxième dimension est le développement de la praxis c’est à dire de la capacité de transformation sociale. Ces deux dimensions renvoient à la différence entre l’empowerment néolibéral et l’empowerment radical7 : on peut en effet distinguer deux critères – la prise en compte des rapports sociaux et le caractère collectif. 4. Education à la citoyenneté radicale et inégalités sociales D : Le sociologue Basile Bernstein distingue les pédagogies visibles (explicites) et invisibles (actives)8. Il distingue quatre types de pédagogies : les pédagogies individualistes – invisibles progressistes et visibles conservatrices – et les pédagogies radicales qui se divisent elles aussi en visibles et invisibles. Il classe les pédagogies critiques de Paulo Freire et Henry Giroux dans les pédagogies radicales invisibles. De ce fait, ne peut-on pas considérer que les pédagogies critiques conduisent à creuser les inégalités socio-scolaires ? Ou dit autrement est-ce que l’accent mis sur l’éducation à une citoyenneté radicale n’aurait pas comme effet indirectement de favoriser la reproduction des inégalités socio-scolaires ? R : Paulo Freire n’a jamais dit en tant que tel, surtout à la fin de sa vie lorsqu’il est confronté au Brésil avec la pédagogie socio-critique des contenus, que la pédagogie devait être nécessairement invisible et renoncer à la transmission de contenus9. Ce qui pose problème à Freire, c’est plutôt que la pédagogie s’en tienne là sans discussion critique du contenu qui est proposé par les programmes. D : Mais ne peut-on pas considérer que pour développer une conscience critique, il faut déjà avoir acquis et maîtriser les connaissances ? Dit autrement, est-ce que l’on peut discuter de manière critique des savoirs que l’on ne maîtrise pas ? Est-ce que le type d’éducation critique proposée par la pédagogie critique n’est pas en réalité réservée à des étudiants déjà relativement avancés ? R : Il y a effectivement deux conceptions aujourd’hui en éducation. Une première approche est étapiste : elle tend à considérer qu’il faut d’abord maîtriser les compétences de bas niveau pour ensuite développer les compétences de haut niveau intellectuel. Il y a des arguments en faveur de cette thèse, mais elle n’est pas entièrement validée. Par exemple, cette théorie affirme que pour être bon en rédaction, il faut d’abord maîtriser l’orthographe. Ce qui est discutable : il y a beaucoup d’intellectuels qui sont en réalité assez mauvais en orthographe. Il existe une autre conception que l’on peut qualifiée de simultanée. Il faut développer à la fois les compétences de bas et de haut niveau. Cela signifie que l’on peut prendre des moments délimités pour organiser des séances de discussion réflexives telles que des discussions à visée philosophique. Cela ne veut pas dire que tout l’enseignement doit prendre nécessairement la forme d’une pédagogie radicale invisible. On peut également considérer que la pédagogie radicale visible à sa place pour lutter contre les inégalités socio-scolaires. |