« Un buzz malveillant à des fins politiques et commerciales. » À propos du livre Inch’ Allah. L’islamisation à visage découvert. Par Véronique Decker.





![]() Je partage ici une tribune de Véronique Decker en réaction au "livre méprisant et méprisable" dirigé par Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Inch’ Allah : L’islamisation à visage découvert, Fayard 2018) où elle est longuement citée. Véronique Decker a publié deux livres dans la collection N’autre école (éditions Libertalia) de notre collectif. Dans ces deux titres, - Trop classe ! et L’école du peuple -, elle porte un regard pédagogique et social à l’opposé des thèses stigmatisantes des journalistes. François Spinner, collectif Questions de classe(s) ******** « Un buzz malveillant à des fins politiques et commerciales. » Je m’appelle Véronique Decker, j’habite et j’enseigne en Seine-Saint-Denis depuis 1983. Je suis directrice de l’école Marie-Curie à Bobigny depuis septembre 2000. J’ai vu défiler des générations d’élèves au point qu’aujourd’hui je scolarise des enfants dont j’ai eu en classe les parents, les tantes et les oncles. Je serai en retraite à la fin de l’année, et j’ai écrit deux livres pour témoigner de mon vécu ici. Cela m’a donné à penser d’emblée, avant même d’avoir lu l’ouvrage, à un projet islamophobe auquel je n’aurais jamais accepté de participer si j’en avais été informée. Je savais que les jeunes journalistes travaillaient sur la Seine-Saint-Denis et aborderaient les questions religieuses, mais entre enquêter sur des faits (ici une part importante de la population est de confession musulmane) et provoquer un buzz malveillant à des fins politiques et commerciales, il y a un Rubicon que j’aurais absolument refusé de franchir. Je travaille ici, j’habite ici depuis si longtemps que personne ne peut imaginer que je méprise ou suis hostile à mes voisin·es, aux parents de mes élèves, à mes élèves, à mes collègues, à mes ami·es. Lorsque j’ai reçu ces jeunes journalistes, j’ai voulu témoigner de la place particulière de l’école publique dans l’émancipation de toutes les jeunesses, et de la nécessité parfois de faire front, avec détermination, mais sans racisme aucun aux revendications particularistes, lorsqu’elles sont contradictoires avec l’ouverture intellectuelle et culturelle nécessaire pour bien comprendre le monde. J’ai voulu témoigner de la nécessité constante de se battre pour que ces enfances de banlieues ne soient pas bafouées par le manque de moyens des services publics, par les difficultés sociales des parents, par les discriminations qui pèsent dès que nous franchissons le périphérique. Pour cela, j’ai écrit deux livres (Trop classe ! Enseigner dans le 9.3 et L’École du peuple, aux éditions Libertalia) dans lesquels l’islam est évoqué en quelques lignes, car les problèmes sont ailleurs et les solutions aussi. Ce qui me pose souci, ce ne sont pas seulement les conditions de la fabrication du livre, avec des « témoins » qui ne sont pas autorisés à relire les passages les citant alors que des extraits étaient commentés à la télévision, à la radio, dans un hebdomadaire réac-publicain ou sur les réseaux sociaux. Ce qui me pose souci, c’est le projet politique douteux du livre, c’est l’accumulation d’anecdotes non datées, mettant bout à bout dans un inventaire à la Prévert un rebouteux islamique, une femme de ménage mécontente d’avoir à passer l’aspirateur dans une salle pleine de tapis, une école salafiste, des hommes qui refusent de serrer la main des femmes, 143 absents dans une école le jour de l’Aïd, des jeunes croulant sous une montagne de préjugés… sans aucune réflexion. Mais avec des incises tendancieuses, comme le fait de me présenter comme « une enseignante soldat », ou pire : d’imaginer que mon projet serait de « contenir l’islam ». Ce qui est particulier au 93 c’est que dans certaines villes, les « musulmans » ou « perçus comme tels » sont nombreux, ce qui fait qu’on y trouve des commerces halal, des mosquées, et des gens dont les vêtements montrent qu’ils sont pratiquants : c’est un fait, mais là on nous le présente comme un danger. Le sous-titre « à visage découvert » fait allusion au niqab qui a aujourd’hui pratiquement disparu : ce sous-texte incite à imaginer tous les musulmans comme des militants ultrarigoristes cherchant à affronter les habitus des Français. Affirmer qu’un quart des musulmans vivant en France seraient adeptes d’un islam rigoriste, sans citer le moindre travail de recherche sérieux, est-ce vraiment un travail de journaliste ou un propos de café du commerce ? Je ne nie pas qu’il y a des prosélytes, je travaille et j’habite ici depuis des décennies, je le sais. Mais ils ne sont ni majoritaires ni capables de faire basculer toute la population en direction d’un islam rigoriste. Au contraire, au fur et à mesure des générations, je vois de plus en plus de gens qui sont attentifs à des parcours scolaires réussis, qui craignent que leurs enfants soient influencés par ces thèses réactionnaires et qui quittent certains territoires du 93 pour aller habiter dans des villes du même département plus mixtes socialement. Au terme de la lecture de cette « enquête », on éprouve une certaine nausée et on se sent toutes et tous humilié-es. Aucune réponse, aucune réflexion nouvelle, aucune analyse pertinente, simplement de la stigmatisation, du sensationnalisme digne du caniveau et une certaine condescendance émanant de stars du journalisme d’investigation si loin de nos réalités quotidiennes. L’inventaire ne permet même pas de réfléchir à la vie de notre département ni aux exigences qu’il faudrait poser pour qu’il ne concentre pas les difficultés sociales et culturelles. En somme un livre méprisant et méprisable. Véronique Decker 1 Message |